La Fuite

A. Van der Jagt

Alors que Jean, Camille et Manette cheminaient le long de la mer, une petite fille qui marchait non loin d'eux avec son grand-père trébucha et tomba à l'eau. Camille plongea et put ramener la fillette saine et sauve. Le grand-père, M. Desjardins a invité les enfants chez lui pour leur prouver sa reconnaissance. Nous les retrouvons passant la soirée en écoutant les récits de M. Desjardins. Jean a voulu savoir s'il avait déjà vu des galères et il leur a avoué avoir passé deux années de sa vie sur l'un de ces bateaux.

Oui, j'ai passé deux ans de ma vie sur une galère. Cela est arrivé il y a très longtemps, quand j'étais jeune. Ma femme était encore en vie et nos enfants étaient tout petits. Cette année-là, les affaires n'avaient pas très bien marché. Nous n'avions pas pêché assez de poisson tout au long de la saison et nous mourrions littéralement de faim. Après plusieurs mois de mauvaise fortune, nous avons soudain fait une bonne prise. A cette époque-là, je pêchais avec des voisins. Le bateau nous appartenait à tous et nous partagions le produit de notre travail équitablement. Imaginez! enfin assez de poissons pour nourrir nos familles! Nous revenions à la maison le cœur plein de joie, parce que nous avions au moins de quoi subsister quelques semaines. C'est alors que nous avons vu le percepteur sur le chemin. Il voulait savoir ce que nous avions pêché. Nous n'avions pas pu payer d'impôts durant les semaines précédentes et voilà que ce personnage voulait qu'on le paie immédiatement! Si nous refusions, il vendrait notre poisson pour récupérer ce qu'on lui devait!

Quand j'entendis ces paroles et réalisai que tout notre dur labeur allait être réduit à néant, je devins fou furieux et je le frappai au visage si violemment qu'il tomba et culbuta sur les rochers. Il n'était pas mort, mais je le battis jusqu'à ce qu'il ait les deux yeux pochés et une dent cassée. Il n'était pas bien beau à voir, surtout que les rochers avaient aussi fait leur travail lors de sa chute... Mes amis me retinrent de lui faire plus de mal et le ramenèrent à la maison. Il hurlait qu'il allait me faire payer cher la façon dont je l'avais arrangé... Et c'est bien ce qu'il fit! Je fus traîné devant la cour le lendemain et le juge m'envoya aux galères pour deux ans. Ce furent les pires années de ma vie. Avec un peu d'argent, vous pouviez acheter de la nourriture supplémentaire et écrire à votre famille, mais ni moi ni ma femme n'en avions mis de côté. Je fus donc affamé pendant deux ans et sans nouvelles des miens. Chaque jour nous devions ramer dix heures d'affilée et la nourriture était exécrable. Quand ma peine fut achevée, je n'avais plus que la peau sur les os.

Le vieil homme se tut et resta pensif. Jean prit son courage à deux mains et posa encore une question qui lui pesait:

— Y avait-il des huguenots sur votre bateau et comment étaient-ils traités?

— Oui, il y en avait et leur condition était encore bien pire. Aucun homme normal ne traiterait son chien comme on traitait ces hommes. Les esclaves sur les galères sont souvent aigris et remplis d'amertume, comme moi quand j'y fus envoyé, et c'est pour cette raison qu'il se passe beaucoup de mauvaises choses à bord. C'est compréhensible quand on pense que pratiquement tous les rameurs sont des criminels! Les huguenots n'en sont pas, évidemment, et ils sont différents de n'importe qui d'autre. Je les admirais sur le bateau et, maintenant encore, je leur voue un très grand respect. Ils ont naturellement cherché à me convertir, mais il ne fallait quand même pas me prendre pour un naïf! Cependant, j'avoue que, sans eux, je n'aurais pas survécu. Chaque fois que j'allais sombrer au fond du désespoir, ils m'encourageaient et, quand je fus tenté de me jeter par-dessus bord, l'un d'entre eux parla si longuement avec moi que je ne mis jamais ce projet à exécution...

Et pourtant, tout était pire pour eux que pour nous. Notre nourriture était mauvaise, mais la leur était avariée. Nous étions battus, mais ils l'étaient plus souvent et plus fort. Si l'un d'entre nous était malade, personne ne s'en préoccupait, mais au moins on nous laissait tranquilles. Leurs malades, par contre, étaient jetés à fond de cale pour y mourir. Et chacun s'étonnait qu'ils ne renoncent pas à leur foi, car ils auraient pu être libres en prononçant trois mots: «Je me réunis». Ils auraient pu être relâchés au prochain port, recevoir de nouveaux habits et retrouver leur foyer aussitôt qu'ils auraient promis de rejoindre le sein de l'église romaine. Mais pas un seul ne cédait et ils continuaient à ramer. Ils avaient la volonté de tout sacrifier pour obéir à Dieu, qui, disaient-ils, leur interdisait de renier leur foi. Qui sait? Peut-être avaient-ils raison?... Ils avaient formé une sorte de club secret1. Pas un véritable club, non, mais il y avait un accord entre eux pour s'entraider le plus possible. Ils encourageaient leurs «frères», comme ils s'appelaient entre eux, surtout quand ils sentaient l'un d'entre eux sur le point d'abjurer. Ils m'ont expliqué que chacun peut directement s'adresser à Dieu et ils le faisaient eux-mêmes fréquemment. Très souvent aussi, ils chantaient ou plutôt chantonnaient pour eux-mêmes. Pendant des mois, je fus enchaîné avec un huguenot. Il me racontait qu'il chantait des psaumes écrits dans la Bible. Parfois, il en récitait par cœur et j'en ai ainsi appris quelques-uns. Le plus incroyable, c'était quand ils priaient pour le capi­taine du navire et ses hommes qui les battaient. On aurait dit des enfants s'adressant à leur père! Je n'oublierai jamais cela! Celui qui était mon compagnon priait en français, sans un seul mot de latin. J'avais tout d'abord cru qu'il était un de leurs prêtres - un ministre, comme ils les appellent – car il avait l'air d'en savoir un bout! Mais il n'était qu'un pauvre tailleur, m'apprit-il plus tard. Il ne restait d'ailleurs que peu de ministres car ils étaient emprisonnés les uns après les autres. Un incident surprenant survint alors que j'avais presque terminé de purger ma peine. Un prêtre catholique se trouvait à bord, comme c'est l'usage sur tous les bateaux de guerre. Un jour, il se dirigea droit sur un geôlier qui était en train de battre un huguenot, lui arracha son fouet et lui interdit de lever la main sur un de ses frères. Cela fut rapporté au capitaine qui se fit un devoir de l'interroger immédiatement. Ce prêtre admit avoir été si impressionné par l'attitude des huguenots qu'il s'était mis à lire la Bible pour découvrir où ils puisaient leur courage étonnant. Il comprit que Dieu était avec eux et que lui-même était un prêtre d'une église qui avait usurpé son titre. Après avoir lu et prié, il s'était repenti de ses péchés et savait à présent qu'il appartenait à Christ et qu'il devait devenir son témoin!

1 Cette association, appelée «Croyants sur les galères», fut formée en 1699.

Le jour même, il fut enchaîné à un banc de rameur et fut traité de la pire des manières, encore plus mal que les autres huguenots. Et pourtant... de toute ma vie, je n'ai jamais vu quelqu'un de si heureux!2 II nous disait qu'il ressentait comme un privilège d'être jugé digne de souffrir pour le nom de Christ. C'est dès ce moment que j'ai admiré les huguenots, bien que je n'en aie plus rencontré depuis lors. Il n'y en a pas beaucoup par ici, ou peut-être se cachent-ils!3

2 Récit véridique. Le nom de ce prêtre était Jean Bion.

3 La situation sur les galères était encore pire que ce que nous en dit M. Desjardins.

Pendant tout ce récit, Manette et Jean étaient devenus de plus en plus pâles et, à la fin, Manette ne put s'empêcher de pleurer. Le vieil homme la regarda et lui dit, essayant de la consoler:

— Ne pleure pas, ma chérie. Tout cela s'est passé il y a longtemps et tu vois, je suis revenu! Jean, qui avait lui aussi de la peine à contenir ses larmes, ne put plus se retenir et dit d'un coup:

— Notre père est sur une galère... Cela fait des années que nous ne l'avons plus revu.

Il s'arrêta, tout confus d'avoir dévoilé leur secret à un étranger. Sous le coup de la surprise, le vieillard sursauta, comme mordu par une vipère.

— Votre père est un galérien? Voilà pourquoi vous m'avez posé ces questions! Pourquoi est-il là-bas? Qu'a-t-il fait et à combien d'années est-il condamné?

Jean, qui ne voyait pas comment s'en sortir autrement, avoua que son père était huguenot et il ne mit pas longtemps à raconter à M. Desjardins tous les événements qui avaient jalonné leur périple vers la Hollande – la durée de leur voyage, leur peur de ne pas pouvoir trouver un moyen pour traverser la frontière et bien d'autres choses encore.

Tous ces détails sur la vie des galériens avaient profondément remué Jean et Manette. Camille et le grand-père firent de leur mieux pour les consoler et ils réussirent à se calmer peu à peu.

Pendant ce temps, la nuit était tombée et le grand-père mit fin aux discussions en annonçant que chacun devait aller se coucher. Il empila dans un coin de la chambre quelques vieux filets qu'il couvrit d'une couverture. Manette pouvait dormir dans le même lit que Suzette, les ga­çons dans son lit à lui et il se coucherait sur les filets. Ils protestèrent mais rien n'y fit: ils s'installèrent sur le matelas et leur hôte sur ses filets!

Un peu plus tard tout le monde dormait, excepté Camille et Jean qui chuchotèrent longtemps encore!

Chapitre 19 – Le grand-père exprime sa gratitude

Jean se réveilla de bonne heure, en entendant quelqu'un marcher dans la pièce. C'était M. Desjardins qui avait déjà allumé le feu pour cuire du porridge. Il était maintenant en train de laver le sol. Jean sauta du lit et lui dit à voix basse, pour ne pas réveiller les filles et Camille:

— Bonjour, grand-papa! Est-ce que vous ne pouviez plus dormir pour que vous soyez déjà en train de faire du ménage?

— Bonjour, mon garçon! Oui, tu sais, les personnes d'un certain âge n'ont pas besoin d'autant de sommeil que les jeunes, alors je suis toujours debout assez tôt. J'étais en train de me demander qui se réveillerait en premier et je suis bien content que ce soit toi, car j'aimerais te demander quelque chose. Il me semble que tu es le guide de votre petite équipe, car tu es le plus âgé. Je désire te parler avant que les autres se réveillent. Tu m'as révélé que vous êtes huguenots, en route pour la Hollande, mais ne crains pas que je trahisse ta confiance. Je t'ai raconté mes expériences sur les galères et combien je respecte les huguenots. Et en plus, je suis si reconnaissant que Camille ait sauvé ma Suzette! Tu as mentionné que tu désirais atteindre la Hollande avant l'hiver et que vous deviez vous remettre en chemin le plus vite possible. Cependant, j'apprécierais que vous ne nous quittiez pas aujourd'hui mais plutôt demain. Je ne demande pas cela dans mon intérêt ou dans celui de Suzette. Non, j'ai une autre raison que je ne désire pas encore dévoiler. Qu'en penses-tu? Peux-tu me faire cette faveur et rester un jour de plus?

Jean ne savait trop que penser. Il avait totalement confiance dans le vieillard, mais sa demande était plutôt étrange. Sans doute était-il un homme très aimable qui voulait leur montrer de la reconnaissance en s'assurant qu'ils soient bien nourris et reposés avant de repartir. Après tout, un jour de plus ou de moins n'allait pas changer grand-chose, même si la mauvaise saison était déjà bien avancée. Sans plus attendre, il donna son accord.

Le grand-père poussa un soupir de soulagement et dit en souriant:

— Eh bien, j'ai encore une requête à formuler. Cela concerne Suzette. Mes fils et mon gendre reviennent cet après‑midi ou en début de soirée. C'était la dernière sortie en mer de la saison et ils devront tirer le bateau sur la rive près du village pour le mettre en sécurité pour l'hiver. Comme d'habitude, ils auront besoin de mon aide. Chaque année, Suzette m'accompagne, mais après la mésaventure d'hier, je préférerais qu'elle reste à la maison. Pouvez-vous prendre soin d'elle pendant que je serai là-bas? Vous n'avez pas besoin de rester à l'intérieur toute la journée. Prenez-la si vous allez vous promener. Ne m'attendez pas ce soir, je ne sais pas à quelle heure je serai de retour. Vous irez vous coucher tôt, car vous aurez besoin de toutes vos forces pour partir demain.

Jean fut bien sûr tout de suite d'accord et le grand-père suggéra d'aller réveiller les autres.

À suivre