La Fuite

A. Van der Jagt

Les trois amis ont dû interrompre leur voyage durant deux semaines, Manette ayant été bien proche de la mort! Mais après quelque temps, elle put de nouveau avancer comme les deux garçons. Et par un bel après-midi, ils se sont retrouvés face à la mer.

Ils n'avaient jamais rien vu de pareil! Une immense étendue d'eau continuellement en mouvement et, loin, très loin, des petits points blancs: des bateaux de pêcheurs. Ils ne pouvaient en détacher leurs regards. Jean fut le premier à revenir «sur terre» en disant:

— Voilà enfin quelque chose qui facilitera notre orientation. Tant que nous suivrons la côte, nous ne pourrons manquer la Hollande, puisqu'elle se trouve au bord de la mer!

Chapitre 18 - Camille se jette à l'eau

Suivre le bord de mer ne fut pas si simple, car la route prenait quelques libertés dans son tracé! Parfois, un virage à angle droit les conduisait plus à l'intérieur du pays, et cela plongeait Camille et Jean dans l'inquiétude. Et s'ils allaient se perdre en s'éloignant trop de la mer? Mais heureusement, leur chemin les ramenait toujours vers l'immense étendue d'eau et ils étaient à chaque fois enthousiasmés de se retrouver face aux vagues qui venaient se fracasser contre les rochers dans un mouvement sans fin. Tant qu'ils pouvaient s'orienter grâce à la mer, ils avaient la conviction d'être dans la bonne direction.

Ils étaient tous d'excellente humeur. La fin de leur voyage approchait, ils en étaient certains. Bien sûr, la dernière étape de leur périple pouvait s'avérer plus longue que prévu, mais elle serait bien courte comparée aux innombrables semaines qui s'étaient écoulées depuis le début de leur aventure. Certes, ils n'étaient pas encore au bout de leurs peines et la partie la plus délicate – passer la frontière – était encore devant eux, mais ce matin-là, leurs cœurs étaient légers et pleins d'espoir.

Pendant la plus grande partie de la matinée, la route avait dominé la mer, mais progressivement elle se mit à tenter de la rejoindre, contournant parfois une plage. A d'autres moments, ils en étaient si près, qu’ils étaient tout éclaboussés d'embruns! Ils n'étaient pas les seuls à emprunter ce chemin. De temps à autre, ils rencontraient des gens, souvent des femmes et leurs enfants.

En fin d'après-midi, ils croisèrent un vieil homme accompagné d'une petite fille qui gambadait en tous sens autour de lui. Quand elle s'approchait d'endroits un peu dangereux, il la rappelait et tenait sa main qu'elle s'efforçait bien vite de libérer, dès que l'occasion s'en présentait, pour courir vers l'autre bord de la route. Elle se baissa quelquefois pour ramasser des coquillages qu'elle s'empressait d'aller montrer au vieillard.

Ils étaient à moins de trente mètres quand le drame survint... Le chemin se rapprochait à nouveau de la mer et le vieil homme rappela l'enfant. Elle se mit à courir dans sa direction mais trébucha au moment où elle levait la main pour se cramponner à lui. Tout alla si vite que personne ne put se rappeler avec exactitude ce qui se passa, mais elle roula, glissa et tomba dans l'eau. Un cri, le bruit du corps qui touchait l'eau et plus rien...

L'homme, qui portait un filet de pêche avec quelques poissons jeté sur son épaule, s'en débarrassa, se mit à plat ventre et tenta d'atteindre la petite' fille. En vain: la mer était plus d'un mètre en contrebas et son bras était trop court. Et on ne voyait plus l'enfant sous l'eau. Elle réapparut à la surface, ouvrit la bouche comme pour crier, mais ne sachant pas nager, elle fut à nouveau engloutie par les flots.

Camille, lui, était un bon nageur. Il courut à l'endroit où elle avait disparu et, sans réfléchir, sauta dans l'eau glacée. Brrr! Il grelottait mais ne prit pas le temps d'y penser: il devait être prêt à attraper la fillette quand elle réapparaîtrait à la surface. Il aperçut sa robe sous l'eau. Puis il vit l'enfant s'immobiliser, cesser de combattre et couler.

Comme il n'était pas assez près d'elle pour pouvoir la prendre à bras-le-corps, il se mit à nager comme un fou et plongea là où il l'avait aperçue pour la dernière fois. Il l'attrapa par son vêtement et tira de toutes ses forces. Elle ne bougeait pas et ressemblait à une grande poupée inerte et détrempée. Il eut un choc en la voyant dans cet état et il se demanda s'il n'était pas arrivé trop tard...

Quelques brasses vigoureuses le ramenèrent près du bord où le vieil homme, Jean et Manette contemplaient la scène, pétrifiés. Camille souleva la fillette pour que Jean puisse l'attraper et, aidé du grand-père, ils la hissèrent sur la route. Ce fut le sauveteur qui eut le plus de peine à retrouver la terre ferme, mais Jean lui prêta main forte.

Le vieillard avait pris sa petite-fille dans ses bras... Elle avait l'air d'être morte. Personne ne savait que faire, mais comme elle devait avoir avalé une bonne quantité de liquide, ils lui maintinrent la tête en bas, espérant qu'elle allait en régurgiter quelque peu. Et cela eut de l'effet! Elle recracha un long jet d'eau de mer. Son grand-père se mit alors à la secouer avec force, et elle rendit à nouveau de l'eau sale. Puis, elle ouvrit les yeux et commença à pleurer. Il la serra très fort, l'embrassa, si heureux qu'elle soit encore en vie... Puis sans attendre, il dit aux trois enfants: «Venez», et il retourna d'où il était venu, en courant aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettaient. Ils le suivirent et Manette eut même la bonne idée de ramasser le filet de pêche abandonné.

Mais l'homme s'aperçut bien vite qu'il ne pouvait pas aller loin avec un tel fardeau dans ses bras. Sans s'arrêter, il se tourna vers Jean et il lui tendit la fillette. Quand Camille se mit à courir, il se sentit épuisé. Ces quelques minutes dans l'eau avaient eu raison de lui, plus qu'une semaine entière de travail! Mais l'effort lui fit du bien et il recouvra ses forces au fur et à mesure qu'il avançait; même son corps glacé se réchauffait.

Dix minutes plus tard, ils entrèrent dans la maison du vieil homme, une cabane de pêcheur. La petite fille était consciente, mais frigorifiée. Son grand-père, la voyant grelotter, demanda à Manette de la déshabiller et de l'essuyer avec une serviette, en la frottant pour la réchauffer. Lui, de son côté, s'affaira vers le foyer pour raviver le feu et faire monter de chaudes flammes.

Il chauffa ensuite de gros cailloux qu'il emballa dans des chiffons et qu'il plaça autour de l'enfant que Manette avait mise au lit. La chaleur du feu et les pierres chaudes l'engourdirent si bien qu'elle s'endormit aussitôt. Avec un soupir de soulagement, le grand-père se tourna vers les garçons et leur dit avec reconnaissance:

— Je pense que ma petite-fille va s'en sortir très vite. Je ne sais pas si je pourrai jamais vous remercier pour votre aide. Je ne sais pas nager moi-même, et si tu n'avais pas sauté dans l'eau, mon garçon, elle se serait certainement noyée...

Camille sentit le rouge lui monter aux joues. Il s'était séché aussi bien qu'il avait pu et paraissait très affairé à exposer ses habits mouillés aux flammes. Il était gêné que le vieil homme soit si reconnaissant du petit service qu'il avait rendu. Après tout, il savait nager comme une loutre et n'importe qui d'autre dans cette situation aurait agi de même. Il murmura qu'on perdait son temps à s'attarder sur ce sujet car il était sûr que Jean aurait fait la même chose s'il avait été assez rapide.

— Bien sûr, dit Jean en riant. Seulement je n'ai pas réagi aussi vite que toi!

— Allez, ne vous battez pas, dit le grand-père en souriant. Je suis reconnaissant et tu ferais mieux de me croire! En fait, je ne me suis même pas présenté. Je m'appelle Desjardins. Qui êtes-vous et où allez-vous comme cela?

Les garçons et Manette lui donnèrent leurs noms et lui racontèrent qu'ils arrivaient de Paris et qu'ils étaient vendeurs ambulants de paniers.

— Alors vous n'êtes attendus nulle part ce soir, si je comprends bien? leur dit-il gentiment. Très bien! Comme cela vous pouvez passer la nuit ici. Viens, Jean, tu peux m'aider à préparer le souper en nettoyant ces poissons, s'il te plaît. Tu as déjà fait cela, je pense? Pendant ce temps, je m'occuperai du reste.

C'était vraiment très agréable de parler avec grand-père Desjardins. Il avait deux fils mariés qui habitaient à une demi-heure de là, en direction du sud. Petite Suzette était l'enfant de sa fille, décédée deux ans auparavant. Son gendre était pêcheur et travaillait avec ses fils sur leur bateau. Comme le père de la petite, qui n'avait pas d'autres enfants, était en mer la plupart du temps, elle restait avec son grand-père. Il attendait son beau-fils pour le lendemain soir et il aurait bien aimé que les enfants puissent rester pour que ce dernier les remercie personnellement.

La pièce était très accueillante. Le feu faisait danser une douce lueur rouge sur les murs, ils se sentaient à la maison. Après un bon repas composé de pain et de poisson, le grand-père s'installa dans un fauteuil devant le foyer et les enfants s'assirent par terre près de lui.

En entendant la voix de son grand-père, Suzette s'éveilla, descendit du lit et grimpa sur ses genoux. Elle l'écouta d'abord en silence, mais s'ennuya bien vite et lui réclama avec un sourire charmeur un conte de fée. Il lui dit en riant qu'il les avait tous oubliés, mais comme elle insistait, il lui raconta l'histoire fantastique d'une petite sirène qui avait fait des bêtises.

Quand il eut terminé, les enfants lui posèrent des questions sur sa vie en mer et il leur rapporta une quantité d'anecdotes amusantes. Puis son ton changea et il décrivit toutes les difficultés que les pêcheurs devaient surmonter pour prendre la quantité de poissons nécessaire à leur subsistance.

Il leur expliqua que la mer est très belle, mais aussi traîtresse, et qu'il ne faut jamais lui faire confiance. Les violentes tempêtes et les vagues aussi hautes que des maisons peuvent ravir en un instant voiles et filets, les possessions les plus précieuses d'un pêcheur qui, dans ces cas-là, arrive à peine à sauver sa propre vie. Il leur raconta aussi que de cruels pirates s'emparaient parfois de leurs bateaux. Sans pitié, ils pendaient les pêcheurs capturés qui ne voulaient pas se joindre à eux. Pêcher pendant plusieurs nuits et ne rien rapporter leur arrivait fréquemment, mais de temps à autre ils prenaient tant de poissons en une seule fois qu'ils étaient obligés de rentrer après la première nuit!

A la fin de la soirée, Jean posa une question qui occupait ses pensées depuis le début de la discussion.

— Avez-vous déjà vu des galères sur lesquelles les condamnés doivent ramer?

Le visage du vieil homme changea brusquement d'expression. Le regard sombre, il leur demanda qui leur avait rapporté qu'il avait passé deux ans de sa vie à ramer sur une galère. Les garçons, très surpris, lui assurèrent que personne ne leur avait dit quoi que ce soit à son sujet: ils ne le connaissaient même pas il y a quelques heures!

Il resta silencieux un moment puis un sourire se dessina sur ses lèvres.

— Vous avez raison, bien sûr! J'oublie que vous ne connaissez pas toute ma vie. Vous me semblez si familiers que je ne peux pas croire que je vous ai vus pour la première fois cet après-midi seulement!

À suivre